Élevé dans la religion protestante, Valery Larbaud (1881-1957) procéda à son abjuration et fut baptisé en la chapelle Saint-Joseph de l’église Notre-Dame-de-Grâce de Passy (Paris) en décembre 1910 la veille de Noël. Il ne semble pas que sa vie en ait été modifiée de façon visible, ni que son œuvre en ait subi une transformation évidente. Valery Larbaud est toujours resté extrêmement discret, sans doute pour éviter toute peine à sa mère veuve dont il était l’unique enfant. D’une façon plus ou moins voilée, il a exprimé des sentiments religieux tant dans ses écrits intimes que dans son œuvre de critique ou de fiction. Valery Larbaud avait fait confidence à André Gide de son « passage à Rome » en lui demandant la discrétion. Paul Claudel et Francis Jammes l’apprirent toutefois. Paul Claudel écrivit en mars 1912 à André Gide : « La nouvelle que vous me donnez au sujet de Valery Larbaud me remplit de joie », et il écrit à Larbaud lui-même : « Comment assez vous féliciter et vous dire combien je me réjouis de ce nouveau lien qui s’établit entre nous ? Espérons que le tour de ce pauvre Gide arrivera bientôt car il m’a l’air bien malheureux et tourmenté. »
C’est pourtant à André Gide que Valéry Larbaud écrit en mars 1912 la lettre1 contenant la plus large confidence qu’il ait faite sur sa conversion ; après lui avoir annoncé qu’il consacre une étude à un poète mystique anglais, Digby Dolben2 (1848-1867), « qui devrait vous plaire ainsi qu’à Claudel », il lui fait part de ce que ce dernier lui a écrit « un petit mot pour m’encourager dans le sens que vous savez. J’ai trop de choses à dire là-dessus pour répondre tout de suite. J’ai envie d’envoyer à Claudel une espèce d’apologie que j’ai médité d’écrire depuis que j’envisage sérieusement the going over to Rome et je désire adresser ce document à quelqu’un qui le garderait afin de témoigner de ma sincérité et de mes vrais motifs car je crains, par exemple chez ma mère, la fausse idée que j’ai été conduit là par des influences d’amis et je crois que Claudel est bien l’homme qui pourrait comprendre et garder ce document. Je veux, vous comprenez bien, me défendre contre 3 choses : influence d’amis, influence de livres ou de mode, enfin l’ilotisme dont vous m’avez accusé vous-même(..) je crois bien que de tous mes amis non-chrétiens vous êtes celui qui est le plus près de cette grande trouvaille ».
Toutefois cette apologie semble n’avoir jamais été écrite3. Mais il existe bien au centre culturel Valery Larbaud de Vichy, dans la bibliothèque anglaise de Valery Larbaud, un exemplaire de L’Apologia pro vita sua, being a history of his religious opinions de J.H. Newman, dont au moins le titre l’aurait inspiré.
Il est patent que les séjours en Angleterre lui ont offert une comparaison entre les milieux protestants et les milieux catholiques qu’il a fréquentés assidûment dans le cercle d’Alice Meynell4 (1847-1922), Coventry Patmore5 (1823-1896), Digby Dolben et G.K. Chesterton (1874-1936) qu’il estima un jour « pas assez catholique ».
Traductions, prières, notes intimes
Traduisant les Notes books de Samuel Butler (1835-1902)6, il confie à Gide combien « j’éprouve de grands scrupules de conscience à cause de l’irréligion imbécile de certaines pages ».
Dans son Journal (1912-1935) Valéry Larbaud écrira de nombreuses prières : à l’occasion du suicide de Jean Lévy en 1913, de la maladie de Jean Cocteau en 1931, et diverses prières d’intercession, des prières d’action de grâces et des récits de visite d’églises, des commentaires de visite comme celle de l’Assomption de la cathédrale d’Anvers en 1934 : « Sûrement, Rubens a mis en œuvre deux lumières différentes : l’éternel est celle du soleil. Nous reconnaissons la nôtre du premier coup d’œil.
Il relate ainsi des visites avec Laeta, la petite-fille de sa compagne Maria Nebbia, à Notre-Dame de Paris, au Sacré-Cœur et à Saint-Étienne-du-Mont, visites dont il fait une catéchèse pour l’enfant : il explique la statue de sainte Geneviève comme « une sorte de Jeanne d’Arc sans épée, sans oriflamme, tellement brave que par ses seules prières elle avait obtenu de Dieu que les ennemis s’éloignassent de Paris ». Le Journal fait aussi état des préoccupations religieuses de Larbaud. Il note ainsi une expérience spirituelle « bizarre coïncidence: il y a 2 ou 3 jours, j’ai rêvé de saint François de Sales et cela pendant assez longtemps ; je parlais à quelqu’un de La vie dévote et le matin suivant, quand je me suis levé, j’ai regardé sur mon calendrier et j’ai été stupéfait de découvrir que c’était justement la Saint-François-de-Sales : je ne le savais pas avant ». À Rome, le 11 février 1932, il assiste à Saint-Pierre de Rome à la cérémonie pontificale de la dixième année du pontificat de Pie XI et en décrit les aspects extérieurs. Il note aussi en 1931 après la lecture des Parfums de Rome de Veuillot : « L’Église, avec son ordre et sa liberté ». Le 22 décembre 1934 devant le spectacle de la place Saint-Sulpice : « Le sentiment de l’instabilité et de l’insécurité d’une société laïque ; le refuge aux sanctuaires ; hors de l’Église, pas de salut. »
De l’Angleterre et de ses poètes catholiques, Larbaud passe à La Salette en découvrant La vie de Mélanie. C’est encore Gide qui est le confident de cette nouvelle lecture : « Je lis et je relis La vie de Mélanie. Voilà un livre que j’aime. La préface de Léon Bloy est agaçante, carlylienne, hugotique, mais après, ce langage clair et fade, expliquant ces prodiges étonnants, ce culte de la douleur, cette horreur du monde… Dostoïevski et Whitman préparaient cela. C’est vraiment l’œuvre du XXe siècle sans réserve. Bien sûr, vous trouverez tout cela dans la vie des saints, mais ici c’est raconté par la sainte elle-même ; lisez-le, lisez, on pleure à toutes les pages et cela laisse une joie énorme. » Valery Larbaud a donné aussitôt à la N.R.F. ses « Notes sur la vie de Mélanie, bergère de la Salette, écrite par elle-même »7 et insiste sur « la clarté presque insoutenable de ce livre ».
C’est enfin à saint Jérôme que Valery Larbaud écrira une dédicace, fruit d’une longue méditation des écrits et des lettres de ce « traducteur incomparable », et fera un résumé magistral de l’évocation du Jugement dernier par Jérôme : « Un délire sublime qui nie toute sagesse humaine, renverse toute cité, anéantit la terre et projette l’homme dans les cieux. »
Il en tirera aussi une maxime pour les traducteurs dont saint Jérôme est le patron : « Ici-bas leur modèle, au ciel leur protecteur. »
Dans sa Lettre d’Italie, il s’écrie à Loreto : « Quelle trouvaille que le premier mot de la phrase latine gravée au-dessus du petit autel de la casa et qui signifie “ ici, le verbe s’est fait chair”. L’homme qui peut lire cet « Hic » sans être ému et sans éprouver le sentiment d’être transporté dans un monde supérieur, tout amour, n’est pas digne de lire les poètes. » À Lisbonne, au musée national, contemplant le Christ voilé de Frei Carlos (1530), il s’adresse à ses amis : « Je n’ai osé envoyer à aucun d’entre vous la carte postale où ce tableau est reproduit, tant il semble demander à qui l‘a vu de garder son secret. »
Les romans
On voit se glisser dans Barnabooth l’atmosphère toute terrestre du jeune milliardaire qui est toutefois en ardente quête de Dieu et on peut trouver dans la bouche de Putouarey une sorte de confession sur son indignité, son mélange de péché et de prière et « ce monde où nous voyons que tout est organisé pour la vie mortelle et rien pour la vie éternelle ». Dans ce même roman, le mystique Stéphane qui conduit Barnabooth au monastère de Serghievo, ayant vu avec lui le saint, lui dit : « Tu l’aimes toi aussi, l’homme de douleur – celui qui perd tout le trouve, lui me reste, il a recueilli toutes mes larmes, il a partagé toutes mes joies… je possède l’Amour. »
Quant aux Enfantines, ce roman ne pouvait se passer d’évoquer le sentiment religieux plus d’une fois de couleur protestante mais dans une atmosphère de pureté et d’innocence. Même dans la trilogie Amants, heureux amants, au sujet pourtant éloigné de tout esprit religieux, l’inquiétude anxieuse du héros aboutit à une prière : « Rien que des Ave », murmure le héros, en déclarant sa préférence pour l’Ave en italien plutôt qu’en français puis sa préférence finale pour le texte latin : « Ces derniers mots me frappaient beaucoup autrefois : et nunc et in hora mortis nostrae, ce brusque rapprochement, cette ellipse formidable entre « maintenant » si paisiblement recueilli, la fin de l’étude du soir, et l’heure de notre mort inconcevable environnée de terreurs… c’est cela qui m’a fait comprendre pour la première fois ce que l’on peut faire avec les mots (…) j’aime cette prière, jubilation du monde au pied de la femme rédemptrice devant la source de la vie et la porte du salut8.»
Une œuvre mérite une place à part : Tan Callando (1936). C’est le récit du retour à la grâce d’un héros désabusé, dans les rues de Birmingham et dans son cimetière. « Il se rappelait combien, souvent répétés, ces mots Piis adauge gratiam l’avaient rempli d’une allégresse qui lui paraissait sans cause et leurs syllabes remémorées ici lui apportèrent une consolation… et revint le désir de la prière d’enfant : Da nobis ; Exaudi nos ; Quaesumus Domine ; et les mots de Digby Dolben qu’il se répétait souvent de tout son cœur, parfois avec des larmes : Seeking of Thee only / Love and love and love. »
Enfin trois de ses six poèmes Dévotions particulières font place à la dévotion mariale à Notre- Dame de la Garde de Marseille, Valence-du-Cid (en français, espagnol, latin) et Milan (en français, italien, anglais), tous exemples de polyphonie linguistique.
« Naturellement, un chrétien si sa foi est vive et agissante se compare très souvent à Jésus- Christ et remarque avec satisfaction jusqu’aux plus petites circonstances par lesquelles il peut se comparer à lui : une mortification, une douleur supportée avec patience, etc.9 » Dans ces pensées se préfigurait la cruelle épreuve qui l’attendait : une hémiplégie avec aphasie survenue en 1935 lui a interdit de s’expliquer par la suite autrement que dans un langage tronqué. Le mystère demeure sur l’aide spirituelle apportée par sa foi catholique dans l’acceptation de son état. Le neurologue qui l’a suivi a constaté son incapacité à dire dans les premiers temps, à chaque essai de verbalisation, autre chose que : « Bonsoir, les choses d’ici- bas. »
Bibliographie
Valery Larbaud, Œuvres, La Pléiade, Gallimard, 1957.
Th. Alajouanine, « Valery Larbaud sous divers visages », N.R.F., 1973, 175 p.
Valery Larbaud, « Sous l’invocation de Saint Jérôme », Gallimard, 1946 et 1997, 350 p.
Article publié dans la revue Una Voce n°349 de Novembre – Décembre 2024
VL « Lettres à André Gide », Stols, 1948 (lettre XXXI).↥- Jeune poète anglais, mort de noyade à dix-neuf ans, qui avait aussi envisagé une conversion au catholicisme à l’ombre de John H. Newman. Il fut publié par son cousin Robert Bridges en 1911.↥
- Jean-Aubry : « Valery Larbaud, sa vie et son œuvre », Éditions du Rocher, 1949.↥
- Alice Meynell née Thompson, poète, critique littéraire et éditeur, se convertit au catholicisme en 1868 et fut imitée par ses parents.↥
- Auteur de poèmes narratifs faisant l’éloge du mariage et de l’épouse idéale (« The Angel in the house », 1854). De son « The unknown Eros », Larbaud dira qu’il est « le fruit de la vie religieuse de son auteur ».↥
- Parues en 1936 sous le titre Carnets.↥
- Valery Larbaud, Œuvres complètes.↥
- Mon plus secret conseil.↥
- Journal, tome II.↥