Le luth, l’instrument roi de la Renaissance

D’où vient que le luth, cet instrument au son doux et moelleux, à la caisse rebondie qui en fait toujours un objet d’art unique, est tombé en désuétude, détrôné par le clavecin puis le violon, pour ne retrouver ses lettres de noblesse qu’au vingtième siècle ?

HISTOIRE

En dehors de nombreuses traces d’instruments de musique à quelques cordes attestées dans l’iconographie des civilisations babyloniennes, hittites, coptes, grecques et gallo romaines, il semble que le plus proche ancêtre du luth occidental soit le Ud arabe utilisé dans les pays du Maghreb, en Syrie et en Turquie. Le Japon possède aussi le Biwa à quatre ou cinq cordes et la Chine le Pipa à quatre ou cinq cordes en soie. L’Afrique a sa kora, la Russie sa dombra, et l’Inde son sitar.

Pourvu à l’origine de cinq cordes doubles et d’une simple pincées au plectre1, c’est sous l’occupation mauresque que le Ud a pris en Andalousie sa forme actuelle et évolué en lut2 ( de l’arabe al’ūd) puis luth en Occident, prenant la forme que nous lui connaissons : caisse hémisphérique ou piriforme, manche recourbé doté de chevilles et de frettes, petites ligatures de boyau enserrant le manche du luth et servant à délimiter des cases permettant de jouer la tablature.

Le luth est joué en tablature, un système de notation en usage aux XVIe, XVIIe, et XVIIIe siècles, que la guitare folk et le jazz ont repris au XXe siècle. Une tablature comporte six lignes qui représentent la première corde simple(la chanterelle) et les cinq cordes doubles(ou « chœurs », accordés à l’unisson ou à l’octave). Les tablatures pour luth à onze ou treize chœurs arborent en plus des lettres a, a’,a’’,a’’’ et le chiffre 4 sous cette « portée » de six lignes représentant les cordes supplémentaires des luths baroques à 11 ou 13 chœurs.

Sur ces lignes figurent des lettres (b,c,d,e,f,g,h,i,k,l) qui indiquent sur quelle case du manche il faut jouer la main gauche. Les tablatures italienne et allemande présentent des différences (chiffres au lieu de lettres ou inversion de la lecture).

LES LUTHIERS qui ont donné leur nom à la famille de tous les fabricants d’instruments à cordes pincées ou frottées, ont surtout produit en Allemagne et en Italie aux XVIe, XVIIe, et XVIIIèsiècles. De grands noms équivalents des Stradivari de Crémone inspirent encore aujourd’hui les modèles de fabrication du luth qui se fait toujours à l’unité et sur mesure : Maler, Frei, Venere, Tieffenbrücker3 Schelle, Hoffmann… De nos jours, une dizaine de luthiers pour luth, théorbe et guitare Renaissance ou baroque sont en activité en France, Suisse, Italie et Belgique ainsi qu’au Royaume-Uni.

Les essences de bois utilisées pour les côtes sont des bois fruitiers (noyer, merisier, poirier, prunier, érable ondé…) ou exotiques (ébène, palissandre, citronnier, zébrano) et la table d’harmonie est le plus souvent en épicéa, ainsi que le manche, plaqué ensuite d’une essence noble. Les chevilles sont en buis, palissandre ou prunier. La rosace destinée à laisser sortir le son en le filtrant, est creusée et façonnée à même la table d’harmonie, ou bien rapportée en parchemin (sur les luths médiévaux, guitares, vihuelas et cistres). Bois précieux, nacre, ivoire (autrefois) permettent des fantaisies décoratives qui font de l’instrument un objet d’art.

DE LA DANSE DE COUR À LA MUSIQUE SACRÉE

Jusqu’à la fin du XVe siècle, le luth est réservé à l’accompagnement du chant ou de la danse ; le répertoire n’est pas encore écrit, les luthistes utilisent les partitions des chanteurs ou improvisent. Au milieu du XVIème siècle, sa vogue est attestée dans les cours européennes (en France, sous Charles VIII) et un répertoire propre (pièces originales ou transcriptions) commence à lui être consacré. Il subit alors des transformations qui l’enrichissent : il compte bientôt entre 9 et 14 cordes, sa tessiture s’élargit, d’où une plus grande souplesse d’emploi, et il se constitue en famille (dessus de luth, luth soprano, alto, ténor, basse) tout en donnant naissance à l’archiluth, au théorbe, au chitarrone. Des compositeurs écrivent des fantaisies4, ricercare, préludes, toccatas, danses (gigue, branle, gavotte, pavane5,gaillarde,allemande) polyphonies vocales transcrites (chansons, madrigaux, psaumes, motets) et même déjà des messes entières (en Espagne).

Très typique de la musique de luth, le passamezzo (ou passemèze) est une danse de rythme binaire, semblable à la pavane, mais plus rapide ; le saltarello (ou saltarelle)est une danse sautée, vive, de rythme ternaire obstiné, proche de la tarentelle et de la gaillarde. Un exemple célèbre d’utilisation de saltarelle est le final de la Quatrième Symphonie«Italienne» (1833) de Felix Mendelssohn-Bartholdi.

À l’âge baroque, c’est la Suite composée d’un prélude et de danses de caractère contrasté qui prédomine en France. En Allemagne et en Italie, les compositeurs utilisent cette même forme nommée partita et écrivent aussi des sonates incluant de nouveaux genres, inspirés du tempo des pièces (largo, adagio, andante, etc.) de leur caractère (grazioso, scherzando etc) ou de leur origine ( pastorale, paysanne, polonaise…).

LES COMPOSITEURS : la vieille Europe à l’honneur

La France peut s’enorgueillir d’un répertoire exceptionnel composé sur deux siècles par des musiciens prolifiques qui ont aussi enseigné dans les Cours d’Europe :Jean-Baptiste Bésard (1567-1625), Albert de Rippe (1480-1551) au service de François 1er et son élève Guillaume Morlaye (1510 ?-1558), les cousins Gaultier : Ennemond (1575-1651) qui fut professeur de musique de Marie de Médicis et de Richelieu, et Denis (1603-1672) qui acquit sa renommée dans les salons de Ninon de Lenclos, François Dufaut (1610?– 1670) auteur du célèbre Tombeau de Blancrocher (1652) et Jacques Gallot (+ vers 1670).

Pour compléter cette liste non exhaustive, citons encore Charles Mouton (1626-1699) luthiste qui a aussi fréquenté aussi les salons littéraires parisiens et enseigné la musique à des membres de la noblesse française après ceux de la Cour des ducs de Savoie et Robert de Visée (1658-1725) qui fut familier des salons de Madame de Maintenon. Adrien Le Roy a composé des psaumes pour chant et luth et Josquin des Prés a écrit des messes et motets faisant place au luth tandis que Gaspard Paparin, chanoine à la Collégiale Notre-Dame de Montbrison au XVIè, des « chansons spirituelles » pleines de ferveur et d’engagement à la suite de la prise de la ville par les Protestants en 1562.

Nicolas Vallet (1583-1642) pédagogue et compositeur s’installa aux Pays Bas et travailla avec l’organiste Sweelinck.

De talentueux éditeurs de musique ont publié des tablatures dès le XVIe siècle : Pierre Phalèse, Adrien Le Roy, dans la foulée du Vénitien Petrucci, premier éditeur de musique de l’histoire. La Société française de luth a entrepris pour ses adhérents un profond travail de reprise des éditions anciennes pour en éditer des fac-similés et transcriptions qui permettent au luthiste contemporain d’accéder à un très vaste répertoire, reflet de la production européenne variée et foisonnante des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.

En Italie, le plus célèbre des compositeurs Francesco Da Milano (1497-1543), dit Il divino, fut au service de trois papes et de deux cardinaux et sa prolixité autant que sa virtuosité inspirèrent Pontus de Tyard. Vincenzo Galilei (1520-1591), père de l’astronome, fut luthiste et luthier, théoricien de la musique et chanteur. Joan Ambrosio Dalza (tout début XVIe) est l’auteur d’une des toutes premières tablatures de luth publiées à Venise en 1508.

L’Espagne s’est illustrée dans les compositions pour vihuela, avec entre autres Valderrabano (1500-1547) et Luis Milàn (1500-1561), vihueliste à la cour des Rois catholiques, auteur du premier recueil de musique pour vihuela.

L’Allemagne, patrie des meilleurs luthistes de la Renaissance, a aussi ses grands compositeurs : Silvius Leopold Weiss auteur de sept cents pièces pour luth baroque, Girolamo Kapsberger qui a passé sa vie d’artiste entre Venise et Rome, y fonda sa propre académie et composa pour théorbe et archiluth. David Kellner (1670-1748) pratiquait conjointement le luth et l’orgue et théorisa la « Basse continue6 ». Les frères Neusidler, d’origine hongroise, établis à Nuremberg, furent également luthistes et luthiers.

JS Bach a écrit pour le luth baroque des pièces faciles à transcrire pour archiluth ou théorbe : Œuvres pour luth solo (BW995 à 1006a), suites, partitas et préludes, cantate BW 106 pour luth et viole de gambe. La Passion selon Saint Jean et l’Ode funèbre comportent des parties de luth (si discrètes, de cet instrument au son doux souvent dominé par le reste de l’orchestre, mais non moins présentes).

L’Angleterre n’est pas en reste : John Dowland (1563-1625) est sans doute le compositeur le plus connu, déjà fort renommé en son temps, précédé par Anthony Holborne(1540-1602). Dowland fit des émules en son pays, dont Thomas Robinson(1560-1610) employé comme lui à la cour de Danemark. Enfin les Flamands Emmanuel Adriaensen (v.1550-1604) et Jacques de Saint-Luc(1616-1710) mirent à profit leur circulation entre les grandes villes d’Europe de l’époque pour enrichir leurs compositions.

La complexité du jeu et de la fabrication du luth figurent sans doute parmi les raisons pour lesquelles le luth fut progressivement, au début du XVIIIe siècle, détrôné par l’épinette puis le clavecin, de fabrication plus simple (caisse complète en épicéa, que les facteurs sophistiquèrent plus tard par l’emploi de marqueteries de bois précieux), et surtout de jeu plus aisé avec ses touches. Le goût évolua aussi vers des instruments plus puissants et moins intimistes (mis au point par les luthiers eux-mêmes).

Les luths d’époque fabriqués jusqu’au tout début du XVIIIe ne sont visibles que dans les musées, par exemple au Musée de la musique de la Cité de la Musique à Paris, dont le conservateur a longtemps été luthiste, musicologue et chercheur.

Le luth aujourd’hui

La redécouverte du luth au XXe siècle a stimulé la création musicale. Des compositeurs du monde entier écrivent et font jouer des pièces pour luth ou théorbe, prolongeant ainsi le répertoire ancien : ainsi Johann Nepomuk David (autrichien) Toru Takemitsu (japonais) Nguyen Thien Dao Nam Ai (français d’origine vietnamienne) Stephen Olof Lundgren (suédois) et Eric Bellocq (français). De nombreux conservatoires et écoles de musique proposent un enseignement complet et le prêt d’instruments pour les débutants : conservatoire national supérieur de musique de Paris et plusieurs conservatoires régionaux en Île-de-France, à Tours, Toulon, La Roche-sur-Yon, Toulouse, Bordeaux, Châtelleraut, Strasbourg… Le Conservatoire national supérieur de musique de Lyon et la Schola Cantorum de Bâle (Suisse) assurent un enseignement supérieur. De nombreux ensembles se sont créés pour faire vivre cette musique, proposant pour certains la musique de bal au luth en costumes d’époque (à Tours ) : Ensemble Clément Jannequin, Doulce Mémoire pour le répertoire Renaissance, La Rêveuse, le Poème harmonique pour le Baroque, les Arts Florissants, le Concert des Nations, et de nombreux luthistes solo qu’il est impossible de citer tous !

La musique de luth connaît ainsi une « renaissance » qui rassemble dans le même enthousiasme créateurs, luthiers et musiciens au service d’un art européen très raffiné, intimiste, toutefois accessible à tous.

Discographie

Une bonne introduction au luth Renaissance est donné par le CD « Du mignard luth », Pascale BOQUET au luth Renaissance et à la guiterne. Edité et vendu par la Société française de luth, 10 euros, port inclus. Des extraits peuvent être écoutés sur le site.

« Suites de Silvius Leopold Weiss, manuscrit de Dresde pour luth baroque », Maurizio Buraglia au luth baroque,10 euros port inclus. Société française de luth.

« Leçons de ténèbres  du Mercredy soir » de Couperin, Ensemble Les Paladins, CD En Phases, 64’, 20 euros.

« Robert de Visée, Intimité et grandeur », CD MET 1090, 65’50’’, 18 euros.

« Francesco Canova da Milano, Fantasias, ricercars and duets », Naxos Early Music 9158, 61’27’, 5,41 euros.

« La Milanoyse, œuvres de Morlaye, da Milano, de Rippe, Paladin, da l’Aquila » Charles Édouard Fantin, Société française de luth SFL 0903, 56’11’’, 15 euros.

Bibliographie et ressources documentaires

La Société française de luth mentionnée ci-dessus, qui rassemble les luthistes contemporains amateurs et professionnels, des luthiers et des professeurs, dispose de ressources documentaires variées et complètes sur le luth, entre autres à travers son site Internet, son bulletin trimestriel et ses éditions de partitions et fac-similés de partitions anciennes « le Secret des Muses ».

La Cité de la Musique à Paris propose une collection fournie d’ouvrages et de ressources documentaires sur le luth, dont :

« Luths et luthistes en Occident » Actes de Colloque 1999.

« Le luth en France au XVIe siècle » J.M. VACCARO, Editions du CNRS, Paris 1981.

Iconographie

L’iconographie requiert un article entier… De nombreux peintres des XVIe et XVIIe siècles ont peint des luthistes, des luthiers, des chanteurs et danseurs de Cour, et des instruments. Nous insérons ici notre préférence, la nature morte d’Evaristo Baschenis peinte en 1650 (Musée des Beaux Arts de Bruxelles).

Article publié dans la revue Una Voce n°332 de Mai – Juin 2021

  1. Plectre : plume d’oiseau taillée très précisément pour gratter les cordes de divers instruments (aujourd’hui on parle d’un mediator).
  2. Dans les traités de musique du XVIe siècle, le luth est désigné sous le nom de testudo : tortue, à cause de sa forme en carapace de tortue.
  3. originaire de Füssen, en Allemagne, haut lieu de fabrication de luths, Tieffenbrücker exerça son art en Italie où son nom fut italianisé en Gasparo Duiffopruggar, puis à Lyon où il fixa le violon dans sa forme actuelle.
  4. fantaisie (et fancy anglaise): ni danse, ni chanson, typique du luth.
  5. pavane est l’évolution de paduana, danse de Padoue.
  6. Basse continue : système de notation de l’accompagnement au XVII et XVIIIe siècle comprenant une ligne de basse en clé de Fa et des chiffres précisant l’harmonie. Ce procédé permet l’improvisation de ponts mélodiques.