Seurin est considéré comme la figure de sainteté par excellence de Bordeaux, et l’église qui lui est consacrée a pu faire de l’ombre à la cathédrale saint André, du fait de la présence de ses reliques. Même si aucune preuve historique de l’existence en Aquitaine de cet évêque1 n’est établie et même si ces reliques semblent avoir été amputées d’une moitié, réclamée par les chanoines de Sankt Severin de Cologne et rapatriée en Germanie, l’histoire et l’architecture de cette église en font un monument remarquable.
La nécropole d’une élite païenne et chrétienne
Saint Seurin est bâtie sur une nécropole du IVe siècle extérieure à la ville constituée vers le milieu du premier siècle av. JC autour du bassin portuaire et qui accueillit le peuple celte des Bituriges Vivisques. Fouillée en 1909-1910, puis en 1964-1966, elle révèle des vestiges d’enclos funéraires à ciel ouvert et surtout des maçonneries (ultérieurement enchâssées dans les murs d’une chapelle de l’église médiévale) constituant des mausolées destinés à recevoir des sarcophages, produits dans le courant du Ve siècle. Ce type de monument, rare en Aquitaine, semble avoir été réservé aux élites. On en retrouve l’équivalent à Marseille (Saint Victor), Grenoble (Saint Laurent), en Afrique du Nord (Tipasa) et en Croatie (Salone, aujourd’hui Solin). Le cimetière lui-même couvrait toute la place autour de deux églises (église Saint Georges et la chapelle du Saint Esprit, détruites au XVIIIe siècle. Il aurait accueilli les dépouilles des compagnons de Charlemagne morts à Roncevaux… et été consacré par les sept évêques évangélisateurs de la Gaule. Probables légendes confortant l’importance de l’église dédiée à Saint Seurin.
Dans une réorganisation de cet espace funéraire dont la plupart des aspects échappent aux archéologues, il semble qu’un bâtiment à abside vint partiellement recouvrir l’emplacement de l’enclos. Une première église funéraire est attestée par Grégoire de Tours au VIe siècle.
La crypte renferme les vestiges de la nécropole sur son emplacement d’origine : mausolées, sarcophages et tombeaux. Le sarcophage « au cerf » avec ses vagues illustre peut-être au Psaume 42, 1-2 (« Comme languit une biche après l’eau vive…). D’autres sarcophages arborent une riche sculpture de rinceaux de vigne et de lierre, de feuilles d’acanthe qui mettent en valeur le chrisme. Le cénotaphe massif de Saint Fort rappelle, lui, le culte particulier de ce saint, prié pour le don de force physique et spirituelle dont il fit preuve dans son martyre. Sa fête le 16 mai, attestée au XIVe siècle, voyait affluer les fidèles en procession, venant « jurer sur le fort » et prêter serment sur ses reliques2. Les maires de Bordeaux renouvelaient le rite le jour de leur élection, tel Montaigne en 1580.
Un tympan atypique
Assemblé probablement vers 1267 en réutilisant des éléments antérieurs du XIIe et début XIIIe siècles, c’est un portail gothique atypique en Aquitaine. Sur le Jugement dernier du portail central ne figurent ni le cortège des réprouvés, ni les tourments de l’enfer. Le tympan latéral gauche représente les saintes femmes au tombeau et les statues des ébrasements les douze apôtres portant les Saintes Écritures, en un cortège encadré de l’Église et de la Synagogue sous l’aspect d’une jeune femme aveuglée par la queue d’un dragon, ayant laissé échapper les tables de la Loi et sa couronne, renversée à ses pieds.
Les albâtres de l’ancien maître autel et de la chapelle de la Rose
Les quatorze plaques d’albâtre de retable de l’ancien maître-autel sont présentés dans un meuble en bois de 1862. Sculptées en Angleterre dans les années 1370 ou 1380, les scènes des vies de Saint Seurin et Saint Martial exaltent le rôle de la collégiale au sein de l’archidiocèse de Bordeaux. On peut y admirer la ciselure précise et chatoyante qui exalte l’évêque Seurin arrivant avec sa suite par bateau sur la Garonne ou l’évêque Martial qui se trouve témoin de la résurrection de son compagnon Alpinien.
Les albâtres de la chapelle de la Rose s’inscrivent dans un ensemble construit entre 1427 et 1444, remarquable par sa qualité et son état de conservation La Vierge au bouquet de roses en albâtre peint et doré est sans doute postérieure. L’ordre arbitraire des douze plaques a été modifié dans les années 1850. Elles illustrent l’enfance de la Vierge : Joachim et Anne chassés du temple, Joachim parmi les bergers, la rencontre à la Porte Dorée, la naissance de Marie, Marie au temple, les fiançailles de Joseph et Marie, l’Annonciation, la Visitation, la Nativité, une curieuse « Adoration de la Vierge » par des personnages non clairement identifiés, et le couronnement.
La chaire d’intronisation : un siège à usage unique
Saint Seurin abrite un meuble singulier : réservé à l’archevêque de Bordeaux lors de la prise de possession de son office, après son accueil par le clergé de Bordeaux où il se rendait par bateau, ce siège de pierre placé sous un baldaquin ouvragé était pour l’archevêque le passage obligé avant l’entrée dans la cathédrale de Bordeaux le lendemain. Ce rituel suivait en général un séjour dans une abbaye ou une collégiale. L’investiture en église était beaucoup plus rare et les chanoines de la cathédrale de Bordeaux auxquels ce rite portait préjudice le contestaient. Le siège et son baldaquin utilisent tout le vocabulaire architectural d’une église (petits contreforts, fines colonnettes, tourelles et gâbles, flèches en réduction munies de crochets et de fleurons).
L’orgue au buffet néogothique construit par Gaston Maille vers 1885 a été relevé en 1956, puis en 2010. Les vitraux historiés de Joseph Villiet posés en 1866, avec leurs scènes tirées de la Bible bibliques et de la « Légende dorée », et la représentation des visiteurs de marque dont les souverains d’Aquitaine, achèvent d’affirmer l’importance de l’église Saint Seurin, classée monument historique dès 1840. Bien avant, l’ensemble de Saint Seurin (cénotaphes, mobilier liturgique, chaire d’intronisation) avait conforté les chanoines dans leur certitude que leur église était bien la cathédrale primitive de Bordeaux.
Bibliographie
« Saint Seurin, un site, une basilique, une histoire » sous la coordination d’Anne Michel, Ausonius Editions 2017.
Article publié dans la revue Una Voce n°339 de Novembre – Décembre 2022
- Grégoire de Tours le mentionne brièvement dans un texte du VIe siècle et Venance Fortunat lui aurait aussi consacré un récit qui n’a pas été identifié avec certitude.↥
- Un rite très populaire de bénédiction des enfants, assorti d’une lecture de Luc, 1,45,(« Heureuse celle qui a cru à l’accomplissement des paroles qui lui furent dites de la part du Seigneur »)y était pratiqué jusqu’en 1978, lors du pèlerinage du 16 mai.↥